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Pötao, une théorie du pouvoir chez les Indochinois jörai : position de la thèse d’État soutenue en 1973 (tapuscrit inédit)

Ce document est consultable aux archives de l’IRFA suivant la cote « 3740/190(3) »

Les Jörai, ethnie protoindochinoise d’environ 200.000 âmes, en­tre la province vietnamienne de Phu-Yên et la province cambodgienne de Ratanakiri, sont matrilinéaires, matronymiques, matrilocaux ; ils ne connaissent pas de chefferie traditionnelle au niveau du village et encore moins de la tribu – laquelle tient son unité de la langue (austronésienne), des coutumes, des sept noms de clans (transmis par les femmes). La maisonnée est la seule unité visible, quotidiennement réelle, à condition d’en situer en marge les enfants mâles, dont ce n’est le cadre que provisoire.

Cependant toute l’ethnie reconnaît des Maîtres, Pötao, qui sont trois et classés métaphoriquement en Feu, Eau, Air. La littérature écrite des peuples étrangers nous révèle que ces Pötao (deux au moins) étaient considérés comme Rois, Chefs d’Etat, par les Nations voisines, qui avaient avec eux des relations diplomatiques – empire khmer à l’Ouest, viêt à l’Est. C’était en effet le jeu que, par leurs Pötao, les Jörai jouaient avec les Puissants de l’extérieur. Mais à l’usage interne de l’ethnie, comme l’exprime sa littérature orale, les Pötao représentent un système de relations, au sein de l’univers jörai, entre humains et puissances cosmiques, comme garants de l’or­dre de la nature. Non pas prêtres, encore moins chamanes, plutôt mo­dérateurs du déroulement normal de l’existence saine et des saisons régulières, ils sont préposés par le peuple à veiller sur la perma­nence de cet ordre figurée par un sabre sacré confié à leur garde.

Trois types de mythes (4) révèlent comment le système est ima­giné :

Le premier et le second types de mythes ne se neutralisent pas, mais opposent le guerrier de jadis au peuple de toujours ; dans le troisième le retournement de sens de ddau opère comme une solution. L’opposition ne se situe pas entre une structure et un comportement, mais elle apparaît entre deux aspects d’une structure profonde qui doit pouvoir rendre compte des deux. C’est tout le « double jeu » de la politique jörai, vue à l’envers ou à l’endroit (5).

Trois types de rituels résument les activités « officielles » des Pötao (paysans ordinaires quand ils n’exercent pas leur fonction), et, au-delà d’eux, la vie politique intérieure de 1* ethnie :

Trois fonctions sont représentées dans le système des Pötao :

Par ailleurs, il semble bien que la pensée jörai établisse une succession diachronique de ces fonctions :

– enfin H’Bia, la femme et la jöraïté, qui est et demeure le vérita­ble pouvoir, parce qu’elle seule possède; e’est la troisième fonction, économique (au sens étymologique), la plus réelle et la plus vitale, celle qui « fait marcher » la société et, bien que restant dans l’ombre pour les étrangers, prime sur les autres fonctions qu’elle relègue soit dans un passé mythique, soit dans un intemporel ritualisé.

Ce primat donné à l’économique féminin fait que la société se passe effectivement de toute chefferie et n’est peut-être pas indé­pendant du fait que le groupe jorai se maintient mieux que d’autres dans un contexte dominé par la puissance du peuple majoritaire et marqué par la guerre.

Certains estiment que l’ethnologie, même si elle n’est pas « appliquée », serait condamnée (aurait-on voulu récupérer ce malade ?) avec la colonisation dont elle serait séquelle; parler d’ethnies, cela ferait raciste et anachronique quand les peuples ne songent qu’à vivre et donc évoluer. Mais ce serait confondre race et culture et supposer que l’évolution est un processus récent. Pourquoi des peu­ples luttenaient-ils, si ce n’était pour défendre leur originalité, qui est culturelle ? Le politique n’en est qu’un aspect et l’autodé­termination une condition. L’étude des aspects politiques de la cul­ture jörai, menée en temps de guerre chez un peuple qui n’était pas en guerre (du moins pas de cette façon-là), m’a révélé la force de structures originales, irréductibles à d’autres sous peine que les Jorai perdent leur identité.

Un forgeron qui produit le Sabre signe du Pouvoir – un pauvre petit marginal qui renverse la tyrannie d’un seigneur local – sept enfants rejetés par leurs parents et sauvés par le benjamin – une fée des bois qui apporte la prospérité, outre ses charmes… Tous ces thèmes nous sont connus dans d’autres contextes, nous invitent à rac­crocher des mythologies de partout, à leur trouver sans difficulté une « grammaire » commune – ce qui ne nous avancerait à rien d’autre que de conclure au fonctionnement commun de l’esprit, composant par­tout un mythe comme une phrase, avec sujet, verbe, prédicat. A ce compte-là, les hommes diraient tous la même chose, donc rien.

Mais tout me paraît changer quand on cherche la structure à un autre niveau et telle qu’elle puisse rendre compte à la fois ; d’un ensemble mythologique dans une aire culturelle, d’un système rituel avec ses implications politiques et sociales, d’un comporte­ment pratique et quotidien, et aussi d’une visée non nécessairement exprimée. Littérature, rituel et comportement ne se recouvrent géné­ralement pas, s’opposent parfois, ne coïncident pas avec la visée mais s’organisent en un certain équilibre, comme des projections d’une structure de base qui permettait ce choix de combinaisons parmi d’autres ; un tel choix, dans sa relation à la visée qu’il n’épuise pas, constitue peut-être l’originalité d’une culture.

Peu m’importe qu’un gong (6) donne un sol ou un la ; ce que je retiens c’est sa relation aux gongs voisins, dans tel jeu et tel mi­lieu, et fonctionnant comme signe d’un message propre à l’ethnie con­sidérée. Pans le système des Pötao, fait avec un nombre limité de « notes », je me suis efforcé de saisir les divers éléments en mouve­ment, dans leurs relations les uns aux autres – « lieu ethnographique » où ils forment quelque chose d’original, que je n’aurais su inventer ni tirer de moi-même.

C’est sur ma méthode que je voudrais justement insister, métho­de recherche, puis méthode d’exposition.

Sans avoir été préméditée, ma méthode de recherche était liée à mes conditions d’existence en pays jörai – comme en pays srê précé­demment. J’avais le temps de me laisser lentement imprégner, procé­dant à une quête diffuse plutôt que menant des enquêtes systémati­ques .

Je me livrai à une étude du dedans, prenant mes notes en langue jorai pour ne pas risquer d’interpréter trop tôt, et de tout à la foiso Un donné dans tel domaine, ou mieux tel aspect Je la culture, se trouvait ainsi souvent éclairé, parfois longtemps après, par un fait relevant d’un autre domaine. J’étais amené à étudier tout fait dans sa relation dynamique et diachronique avec d’autres dans un en­semble. Sans le savoir à l’origine, je m’étais mis dans les condi­tions de l’ethnoscience, c’est-à-dire science d’une ethnie (science que cette ethnie a d’elle-même) à partir de ses catégories : non seule­ment le langage, mais encore le comportement, rituel ou spontané, et le rêve aussi.

Travaillant seul et sans interprète, évidemment, je m’adonnai à une ethnographie « participante », en ce sens que c’était des Jorai qui participaient à ma recherche – et certains s’y intéressèrent re­marquablement. Sur ce chapitre je dois signaler le rôle différent joué par les hommes ou les femmes, les gens du commun ou les marginaux, sans oublier l' »‘idiot du village » si précieux pour son absence de retenue.

J’ai pu amener ainsi des Jörai à faire des recherches sur leur propre culture, pour eux ji’étais au moins une occasion; mais c’est justement par ma qualité d’étranger, que j’étais et suis resté, cons­cient de l’être même si on ne me l’avait pas rappelé, que j’étais à la distance nécessaire pour observer objectivement un donné, à la fois de l’extérieur et du dedans. Cette ambiguïté m’a d’ailleurs trahi, en ce sens que le milieu jorai m’a marqué au point que, maintenant, je ne sais plus ce qui est d’eux et ce qui est de moi, et j’ai du mal à faire comprendre en français ce qu’il m’arrive de penser en jörai. Certes, une telle modification n’est pas très originale, pour qui a fait un long séjour sur le terrain, mais j’ai poussé l’expérience jusqu’à ne plus savoir où je suis et où j’en suis.

Bien que relativement libre de préjugés et peu doué pour imagi­ner des hypothèses initiales, je me suis résolument placé au niveau ethnographique, cherchant l’originalité spécifique et irréductible d’une ethnie, à l’opposé de l’ethnologie comparatiste en quête d’inva­riants.

Je n’ai pas étudié les Jdrai pour le plaisir pur, mais pour les faire connaître aussi, ce qui était une façon de plaider la cause des minorités originales et mésestimées. J’ai donc rédigé et publié.

Mais là se pose un nouveau problème de méthode ; comment appli­quer à la description d’une ethnie un vocabulaire qui n’est pas fait pour elle ? Comme le dit Leach, la catégorie de « matrilinéaire » n’a pas plus de valeur pour l’analyse d’une société que « papillon bleu » comme classe de lépidoptères. Et pourtant il faut communiquer. L’ethnoscience étudie une culture d’après ses catégories propres, mais les exprime selon les nôtres. C’est-à-dire qu’il faut traduire. Optant donc pour la version, à l’opposé de ceux qui font du thème ou restent à l’intérieur de leurs idiotismes et découpages sémantiques, j’ai pour principe que la traduction d’une proposition de A en B con­siste à trouver la nouvelle proposition qui produise en le destinatai­re B la même impression, avec son cortège de connotations et associa­tions, que l’original produit en le récepteur A – ce que j’applique également pour les noms propres quand ils sont signifiants, ce qui est presque toujours le cas. Ce procédé, qui évite les non-sens du « mot à mot » implique une liberté vis-à-vis du vocabulaire, la recher­che de nouvelles images, l’emploi de concepts opératoires qui soient, sinon étrangers, du moins inexprimés dans la culture étudiée.

L’inévitable subjectivisme du travail de traduction s’aggrave dans le découpage des « sujets » que doit faire l’exposition, interpré­tation au deuxième degré. Tout se tient tellement dans une culture, surtout quand elle est très structurée, qu’on ne peut expliquer un rite, par exemple, sans se référer à la structure sociale, faire allu­sion à un système de comportements, évoquer toute une série de mythes. Quand on tire sur un bout, tout vient à la suite. Mon étude des Pötao ressort moins du genre « anthropologie politique » que de la descrip­tion d’une totalité vue sous l' »angle Pötao » comme système recouvrant le tout.

Dans l’exposition je présente cette « totalité » en tournant au­tour en spirale, du plus extérieur (relations avec les nations voisi­nes) au plus intime, au coeur jôrai de la question, passant par les mythologies des ethnies proches. Par souci d’exhaustivité j’ai cher­ché tout ce qui avait pu être dit et écrit sur les Pötao et ne pouvais donc éviter les répétitions causées par ce fait que les auteurs se trouvaient presque tous dépendants des mêmes sources et enclins aux mêmes erreurs. A ce sujet, je n’ai pas reculé devant le ton critique. Pourquoi ne pas critiquer ? On ferait peut-être plus attention à ce qu’on écrit si on savait qu’on risque d’être mis en pièces. Critiquer des positions classiques mais non fondées est un moyen de faire pro­gresser la connaissance. J’ai soumis à la même critique mes sources, le moyen par lequel elles me parvenaient, la façon dont je les orga­nisais et interprétais.

Le seul jugement que je puisse redouter sur le fond de mon tra­vail est celui des dorai eux-mêmes. Il s’en trouve qui lisent le français et je leur envoie toujours ce que je publie à leur sujet, car c’est pour eux aussi que j’écris.

Ils ne sont pas fiers de leurs trouvailles ; j’ai encore moins raison de l’être de mon interprétation, dans la crainte de déformer leur pensée. Ils parlent d’eux avec humour ; pourquoi n’en ferais-je pas autant ? Je crois l’homme qui sait rire de lui-même ; tel est le Jörai quand il s’exprime par Rit ; héros de sa mythologie. Ce n’est pas Rit qui a des problèmes, mais il en pose aux autres, car il ne fait rien comme tout le monde ; son existence même est une critique, qu’un étranger pourrait prendre pour un reproche, oubliant que c’est plutôt lui qui agit comme s’il reprochait aux minorités d’exister. Insolites, tous les Rit lui paraissent vite insolents.

Notes

La suite du texte est consultable au format PDF.

Jacques Dournes
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